« Ubérisation » de la santé: « Réconcilions le médecin et l’ingénieur »

En 1996, le meilleur joueur du monde perdait aux échecs contre un ordinateur, Deep Blue. Peu de gens imaginaient la métamorphose de Deep Blue en Watson, une intelligence artificielle d’une puissance de diagnostic incomparable développée par IBM.

Dix ans plus tard, l’exploit renouvelé par Google Deep Mind au jeu de Go, autrement plus complexe, laisse peu de doutes sur les bouleversements futurs pour la médecine. Conscient du potentiel, IBM vient de racheter Truven Health Analytics pour 2,6 milliards de dollars afin d’alimenter Watson en nouvelles données (symptômes, découvertes, littérature scientifique, antécédents…). Et Google Deep Mind a annoncé le 24 février le lancement de Deep Mind Health, avec une première application développée en partenariat avec le National Health System britannique.

Simples assistants de diagnostic

Ces ordinateurs se présentent comme de simples assistants de diagnostic pour le médecin. En réalité, la santé numérique est disruptrice, car elle invente de nouveaux modèles à côté de la médecine, pour pallier ses insuffisances en matière de prévention et de suivi à distance.

Le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) ne s’y est pas trompé, mettant en garde contre une « ubérisation des prestations médicales » en février. Le terme désigne péjorativement un modèle de commerce s’appuyant sur une plate-forme de mise en relations de clients avec des ressources, à tout moment et sans délai. Le CNOM dénonce une « dérive […] qui réduirait la pratique médicale à une simple prestation électronique moyennant rétribution ». Ce que le CNOM n’a pas commenté, c’est la grande séduction de ces offres.

Avec Internet, les smartphones et les objets connectés, les professionnels perdent leur monopole sur l’information de santé. Les plates-formes libèrent des coûts transactionnels, de l’information imparfaite et de la distance géographique, grâce à leur maîtrise des bases de données, des moteurs de recherche et leur connaissance des usagers.

Elles facilitent les prises en charge à distance, notamment pour le suivi des maladies chroniques dont les traitements sont standardisés. Une délégation de tâches s’opère du médecin vers d’autres acteurs : pharmaciens, paramédicaux… Le patient est promu expert de sa santé.

Un écosystème de nouveaux services

Ceux qui ne voient que les risques menacent de dresser des obstacles institutionnels à l’essor de la e-santé en France, plaçant le médecin au centre de tout, exigeant de valider a priori toute innovation. L’approche juridique française bride le marché national face au pragmatisme américain. Le vrai risque est de voir les fameux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) rafler la mise et vendre demain aux Français des solutions plus rodées sur leur marché.

Les Etats-Unis ont bien compris la valeur créée par la e-santé. Goldman Sachs estimait en 2015 à 300 milliards de dollars l’économie annuelle générée par la réduction des hospitalisations et des consultations. En jouant sur l’offre de soins et le suivi à distance des affections de longue durée, la Fondation Concorde chiffre à 20 milliards d’euros l’économie par an en France.

Ignorant ce potentiel, la nouvelle loi de santé adoptée fin 2015 n’a presque rien dit sur la e-santé. Le numérique se heurte au temps long du système de soins, au protectionnisme de la donnée, à la crainte de les voir échapper au monde médical. Son incapacité à promouvoir efficacement la prévention explique pourtant le déploiement de la e-santé directement auprès des patients, ou via des plates-formes poussées par les entreprises et les assureurs.

Mesurons le chemin à parcourir : les Français ne recourent aux soins que lorsqu’ils sont malades. Le système de santé est post-traumatique et médicamenteux. Le scandale du Mediator a été une occasion ratée de développer une politique de prévention à partir de l’analyse des données de l’Assurance-maladie.

Quoi qu’on en dise, elles ne sont pas plus accessibles qu’avant pour la détection précoce des risques et l’évaluation des pratiques médicales. Le refus d’utiliser cette intelligence collective a un coût supérieur aux risques sur la vie privée. Libérer ces données engendrerait un écosystème de nouveaux services, comme jadis les données GPS ont permis l’émergence de géants de la navigation, tel Garmin.

Opportunité historique

Prenons encore l’échec du dossier médical partagé, avec ses 300 000 inscrits pour 500 millions d’euros d’investis. Centré sur des médecins rétifs à l’informatisation de la santé, il rebute les usagers par son ultra-sécurisation. Il n’est pas trop tard pour faire revivre un carnet de santé numérique réellement utilisable par le patient. La loi pour une République numérique exige que Google offre aux usagers la portabilité de leurs données. Il faudra l’exiger de l’Assurance-maladie.

C’est le fameux « blue button », qui permet déjà aux vétérans américains de télécharger leur historique de santé. La donnée n’a de valeur que si elle peut être partagée, avec ses proches, avec une application de gestion de sa maladie ou avec son médecin.

Enfin, la prévention bute sur le financement. La tarification à l’activité de l’hôpital français encourage la quantité plutôt que la qualité. Un service qui réduirait les hospitalisations avec du suivi à distance verrait son budget amputé.

Réconcilions le médecin et l’ingénieur, la France et l’innovation disruptrice.

Pourtant, les affections de longue durée ne se traitent pas mieux aux urgences. Les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis avec l’Obamacare, ont introduit des logiques de rémunération forfaitaire en fonction des résultats. La gestion décentralisée favorise l’extension des expériences de e-santé. Bien loin de la centralisation coûteuse des plans d’informatisation de l’hôpital français, obsolète à l’heure du « cloud ».

La e-santé est une opportunité historique pour réaffirmer le rôle de la France en matière de prévention, une planche de salut pour préserver la qualité des soins. Réconcilions le médecin et l’ingénieur, la France et l’innovation disruptrice.

Alexis Normand, directeur du développement santé de Withings et membre du bureau de la Fondation Concorde