La censure par le Conseil constitutionnel le 6 octobre dernier de la taxe de 3 % sur les dividendes mise en place en 2012 va coûter entre 9 et 10 Mds€ à l’État en comptant les intérêts moratoires, bien au-delà des 5,7 Mds€ prévus dans la loi de programmation des finances publiques. Cette décision, qui intervient plus de cinq ans après l’entrée en vigueur d’une taxe qui elle-même avait été instaurée pour financer le contentieux en matière d’OPCVM, met en lumière la nécessité de développer des outils de prévention des contentieux fiscaux, source d’instabilité et d’insécurité juridiques tant pour les contribuables que pour l’État.
1) Prévoir une auto-saisine systématique du Conseil constitutionnel sur les projets de loi de finances (PLFI, PLFR, PLR[1]) et les projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS)
L’article 61 alinéa 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 prévoit que certains textes, parmi lesquels les lois organiques, les propositions de loi de l’article 11, les règlements des assemblées parlementaires, sont automatiquement soumis à un contrôle de constitutionnalité a priori exercé par le Conseil constitutionnel. Ceci implique que leurs dispositions ne peuvent entrer en vigueur qu’après avoir été jugées conformes aux textes à valeur constitutionnelle.
Aujourd’hui, les projets de loi de finances et les projets de loi de financement de la sécurité sociale n’entrent pas dans le champ de ce contrôle automatique de constitutionnalité. L’examen de constitutionnalité de ces textes essentiels a donc lieu si et seulement si le Président de la République, le Premier ministre, 60 députés ou 60 sénateurs exercent leur droit de saisine sur tout ou partie de ceux-ci.
Or, le Président de la République et le Premier ministre n’exercent que très rarement ce droit, en particulier sur des projets de loi qu’ils ont eux-mêmes largement contribué à élaborer. Les saisines par les parlementaires sont quasi-systématiques, mais partielles : seules quelques dispositions « politiques » des projets de lois de finances ou de financement de la sécurité sociale sont déférées au Conseil constitutionnel. Le Conseil n’est en revanche pas tenu de soulever d’office l’inconstitutionnalité de dispositions qui ne lui sont pas expressément déférées même s’il lui arrive parfois -croit-on savoir- de s’auto-saisir de dispositions dont l’inconstitutionnalité présumée lui est signalée par des courriers de contribuables ou de conseils intéressés.
Ainsi, il en résulte que certaines dispositions des projets de lois de finances ou du projet de loi de financement de la sécurité sociale, bien qu’inconstitutionnelles, entrent en vigueur et s’appliquent à tous.
C’est pourquoi, afin d’offrir une sécurité juridique aux contribuables et de sécuriser les recettes fiscales des administrations publiques, il apparaît essentiel d’inclure les projets de lois de finances et les projets de lois de financement de la sécurité sociale dans la liste, prévue au premier alinéa de l’article 61, des textes contrôlés automatiquement par le Conseil constitutionnel.
Les projets de lois de finances et les projets de lois de financement de la sécurité sociale, particulièrement stratégiques, seraient ainsi sécurisés juridiquement et les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) en matière fiscale ne pourraient porter que sur des dispositions fiscales non modifiées par les lois de finances nouvellement déférées.
Aussi séduisante soit-elle, cette proposition présente néanmoins certaines limites : elle nécessiterait une révision constitutionnelle, procédure particulièrement lourde et dont le résultat n’est jamais acquis d’avance ; elle supposerait une réorganisation du Conseil constitutionnel qui serait amené, en l’espace de quelques jours seulement, à vérifier la constitutionnalité de centaines d’articles fiscaux avant leur entrée en vigueur au 1er janvier ; enfin, elle ne permettrait pas de garantir la constitutionnalité des dispositions fiscales contenues dans des vecteurs législatifs autres que les lois de finances[2].
Aussi, à défaut de révision constitutionnelle dans ce domaine, il conviendrait à tout le moins de « banaliser » la procédure de saisine par le Premier ministre du Conseil constitutionnel sur les lois de finances afin que cette faculté, ouverte par la Constitution mais qui n’est jamais mise en œuvre, n’apparaisse pas comme un acte d’hostilité ou de défiance à l’égard de la représentation parlementaire, mais comme l’exercice d’une prérogative que l’exécutif tient de la Constitution et qui lui permet de faire prévaloir l’impératif de sécurité juridique et la sauvegarde des intérêts du Trésor sur toute autre considération. Ainsi, le gouvernement devrait annoncer dès le début de la législature qu’il déférera en tant que de besoin au Conseil constitutionnel (parallèlement à la saisine traditionnelle des parlementaires de l’opposition) les dispositions des lois de finances qui ne lui paraissent pas conformes à la Constitution et qui, par hypothèse, n’auraient pas déjà été déférées par les parlementaires.
2) Introduire dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) la faculté pour un gouvernement de saisir la CJUE, à titre préjudiciel, d’un contrôle a priori de conformité au droit communautaire des dispositions législatives présentant une difficulté d’interprétation sérieuse du droit communautaire et susceptible de causer un préjudice financier important à l’État fautif en cas de condamnation par le juge communautaire
Un nombre croissant de contentieux fiscaux trouve son origine dans la contestation devant le juge communautaire de dispositions fiscales litigieuses votées par le législateur national. La provision pour litiges fiscaux, enregistrée dans le compte général de l’Etat, retrace le risque de décaissement lié aux contentieux fiscaux en cours. Au sein de cette provision dont le montant s’élevait à 24 Mds€ au 31/12/2016 (contre 12 Mds€ 31/12/2012 et 3,8 Mds€ au 31/12/2007), les contentieux de série (ou de masse) d’origine communautaire occupent une part prépondérante (entre 60 et 65% des montants en jeu). L’enjeu financier global des cinq premiers contentieux (précompte mobilier, OPCVM, Stéria, de Ruyter et la contribution de 3%) est désormais estimé à près de 20 Mds€, en incluant les intérêts moratoires.
Or, pour les dispositions fiscales nouvelles, il n’existe aucun contrôle de conventionnalité a priori, sur le modèle du contrôle de constitutionnalité a priori qu’exerce le Conseil constitutionnel avant la promulgation des lois. Il en résulte que, dans bien des cas, seuls les recours en manquement engagés devant la CJUE par la Commission européenne contre une législation nationale et les décisions rendues par le juge national (généralement de cassation) à l’issue d’un recours préjudiciel devant la CJUE permettent, plusieurs années après l’entrée en vigueur d’un nouvel impôt ou d’un nouveau dispositif, de savoir si celui-ci est effectivement conforme ou pas au droit communautaire. S’il souhaite, dès l’origine, connaître les risques de non-conformité avec le droit de l’Union des mesures qu’il fait adopter, le gouvernement ne peut que s’en remettre à l’avis oraculaire du Conseil d’État.
Or, dès lors que tout contentieux engagé contre une nouvelle mesure fiscale connaîtra un dénouement sous la mandature suivante, voire deux mandatures plus tard, les gouvernements sont généralement peu sensibles aux mises en garde de leur administration contre les risques de condamnation par la CJUE et de dégrèvements associés (auxquels s’ajoutent les intérêts moratoires au taux actuel de 4,8 % par an). Ils préféreront prendre le risque d’un contentieux communautaire à l’issue lointaine et aléatoire plutôt que de renoncer à la facilité de créer une nouvelle taxe. L’objectif de rendement de court terme tend de fait à primer toute autre considération, ce qui se traduit par la multiplication de « taxes de circonstances » ou de dispositifs adoptés sans expertise juridique approfondie. Les différents contentieux pendants devant la CJUE font désormais peser un risque majeur sur les finances publiques, comme l’illustre en dernier lieu la décision du Conseil constitutionnel du 6 octobre 2017 à propos de la taxe de 3 % sur les dividendes.
Au-delà de la multiplication des dispositifs fiscaux adoptés sans analyse préalable approfondie des risques juridiques, l’allongement des délais de jugement de ces affaires contribue aussi fortement à l’augmentation de la provision pour litiges fiscaux.
La Commission européenne a assurément une part de responsabilité dans l’allongement des délais de règlement de ces contentieux. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne le contentieux de série relatif au précompte mobilier, alors que la Commission européenne a été saisie en février 2013 d’une plainte contre les arrêts rendus par le Conseil d’État deux mois plus tôt, ce n’est qu’en février 2017 qu’elle a fait savoir qu’elle allait saisir la CJUE. Si celle-ci juge rapidement et rend sa décision fin 2018, à supposer qu’elle donne raison aux contribuables, c’est sur une période de 20 ans que l’État devra indemniser certains contribuables, ce qui aboutira, au taux actuel de l’intérêt moratoire, à leur verser à ce titre l’équivalent des droits réclamés, soit près de 3 Mds€.
Face à la multiplication des contentieux de série (dont la solution juridique n’est donnée par le juge communautaire qu’au terme de plusieurs années) et à la hausse constante de la provision pour litiges fiscaux, les gouvernements successifs ont usé d’expédients pour contenir le montant associé au risque budgétaire pour l’État. Ainsi, par exemple, la troisième loi de finances rectificative pour 2012 a modifié les délais de recours pour demander le remboursement d’un impôt jugé illégal lorsqu’une décision émane d’une instance juridique supérieure. Le même texte a aussi réduit d’un an la période « répétible », c’est-à-dire la période sur laquelle peut porter la réclamation. Ainsi face à une décision de justice qui leur est favorable, les contribuables ont désormais moins de temps pour introduire un recours et la répétition de l’indu est limitée aux deux années d’imposition ayant précédé l’année de la décision juridictionnelle, contre trois ans auparavant.
Au-delà de solutions techniques périodiques, il est temps d’envisager une réforme institutionnelle d’envergure pour prévenir l’émergence de contentieux de série d’origine communautaire et réduire ainsi les risques budgétaires associés (remboursement des droits et versement d’intérêts moratoires). Il serait nécessaire de prévoir, à l’instar du contrôle de constitutionnalité a priori qui existe dans de nombreux pays, un contrôle a priori de conformité au droit communautaire par la CJUE des dispositions législatives présentant une difficulté d’interprétation sérieuse du droit communautaire et susceptible de causer un préjudice financier important à l’État fautif en cas de condamnation par le juge communautaire. La saisine préjudicielle du juge pour examen de conformité de la loi nationale au droit primaire ou dérivé de l’Union serait une faculté offerte au gouvernement. Le juge communautaire serait tenu de se prononcer dans un délai très court (4 mois par exemple). L’entrée en vigueur de la mesure ne serait pas pour autant suspendue dans l’attente de la réponse de la CJUE, mais une décision de non-conformité emporterait, en droit interne, abrogation rétroactive de la taxe ou de la mesure incriminée.
Une telle réforme nécessiterait une révision du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui prévoit les différentes procédures de recours devant la CJUE. Quoique cette procédure puisse paraître très lourde, on peut raisonnablement penser que l’ensemble des Etats membres ainsi que la Commission européenne seraient favorables, sur le principe, à l’introduction de cette nouvelle procédure présentée comme une simple faculté. Le traité ainsi révisé introduirait la saisine facultative par les gouvernements ainsi que la possibilité, pour les Etats membres qui le souhaitent, d’ouvrir également cette saisine facultative à leur juge constitutionnel dans le cadre du contrôle a priori des lois. Le fait que cette procédure soit limitée aux seules dispositions législatives nouvelles et sous une double condition (qu’elles présentent une difficulté d’interprétation sérieuse du droit communautaire et qu’elles soient susceptibles de causer un préjudice financier important à l’État fautif en cas de condamnation par le juge communautaire) devrait la rendre acceptable par la CJUE elle-même, d’autant qu’elle devrait avoir pour corollaire une baisse des recours en manquement de la Commission et des recours préjudiciels des juridictions nationales.
Pour les raisons exposées plus haut, la France devrait alors choisir de transposer en droit interne la faculté laissée au Conseil constitutionnel, de façon à ce que les gouvernements ne soient jamais tentés, pour de mauvaises raisons d’opportunité politique, de dissimuler l’ incompatibilité communautaire des textes adoptés en ne saisissant pas la CJUE. Cette faculté serait inscrite dans la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).
Publication réalisée par notre contributeur externe Louis-Olivier Fadda, ancien élève de l’ENS, de l’IEP de Paris et de l’ENA, titulaire d’un DEA d’histoire et d’une maîtrise d’italien, enseigne les finances publiques à l’IEP de Paris.
[1]Projet de loi de finances initiale, projet de loi de finances rectificative et projet de loi de règlement.
[2]Le principe du « monopole fiscal des lois de finances » défini par une circulaire de François Fillon en date du 4 juin 2010 et réaffirmé par les gouvernements successifs, n’a aucune portée normative et continue d’être régulièrement contourné.